Thursday, November 9, 2017
Hegel futuriste - à propos de "Logique de la science-fiction" de Jean-Clet Martin / Mickaël Perre
« Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint. »
(Deleuze, Différence et répétition, p. 4)
« La Logique (…) se place au-dessus de l’art de son temps, sans doute au-delà de toute esthétique humaine, annonçant des modes d’expression qui n’existaient pas à l’époque de Hegel, des médiations imageantes que son texte appelle, très en avance sur lui-même, vers des créations qu’il ne manquera pas d’inspirer. »
(Jean-Clet Martin, Logique de la science-fiction, p. 132)
« Quoi de plus gai qu’un air du temps ? » demandait Gilles Deleuze peu avant la parution de Différence et répétition[1]. Cette question n’est pas seulement l’expression d’une certaine modestie visant à atténuer l’originalité de sa pensée en la référant à un mouvement d’ensemble dont elle dépendrait. La référence à l’air du temps dissimule en réalité une thèse sur l’origine des problèmes philosophiques : comment expliquer que des penseurs différents, appartenant à des générations différentes, évoluant dans des espaces théoriques différents, puissent poser les mêmes problèmes ? Comment rendre compte de ces convergences ? Si les problèmes doivent être construits et ne se posent jamais d’eux-mêmes, on peut parfois avoir l’impression qu’ils évoluent dans un temps virtuel et participent d’un « esprit du temps »[2]. Cela ne veut pas dire qu’ils sont déjà là, disponibles, n’attendant qu’un penseur volontaire pour les cueillir et les exposer. Les problèmes participent peut-être d’un « air du temps », mais il faut encore être capable de les « reconnaître » ; il faut d’abord être sensible aux virtualités d’une époque avant d’en actualiser les problèmes. Les grands penseurs sont tous des « voyants » en ce sens[3] : ils voient les problèmes là où les autres se contentent de répéter ce qui a déjà été dit ; ils ne s’en tiennent pas à l’histoire des problèmes mais scrutent l’invisible, quitte à revenir les « yeux rouges », fatigués par l’effort d’une vision attentive aux devenirs. Comme le remarque Deleuze dans son texte sur le « structuralisme », c’est seulement parce qu’ils permettent de décrire l’appartenance à un « air libre du temps » que les « mots en -isme sont parfaitement fondés », « tant il est vrai qu’on ne reconnaît le gens, d’une manière visible, qu’aux choses invisibles et insensibles qu’ils reconnaissent à leur manière. »[4]
Le livre de Jean-Clet Martin semble s’inscrire lui aussi dans un « esprit du temps ». Mais cet « air du temps » ne correspond plus tout à fait à celui que Deleuze décrit dans l’Avant-propos de Différence et répétition, à savoir celui d’un « anti-hégélianisme généralisé »[5]. Logique de la science-fiction relève d’une dynamique comparable à celle qui anime le livre de Mark Alizart, Informatique céleste[6] : que signifie lire Hegel aujourd’hui ? Comment penser avec lui ? Comprendre Hegel n’est-ce pas « penser Hegel contre Hegel »[7] ? Ces deux livres, parus à quelques mois d’intervalle, nous donnent à découvrir un autre Hegel et cherchent à savoir, selon les mots de Foucault, « jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché de nous »[8]. Celui-ci nous parle encore aujourd’hui parce qu’il était déjà en son temps un penseur « futuriste ». C’est du moins ce que ces deux auteurs ont vu à leur manière : non seulement la Science de la Logique déploie l’ontologie de notre modernité informatique[9] mais ce « livre extraordinaire » (p. 19) est aussi la machine philosophique à laquelle s’alimentent toutes les œuvres de science-fiction. L’air du temps est donc peut-être celui d’un « hégélianisme futuriste » s’efforçant de rendre la Logiqueà son incroyable puissance visionnaire et prospective : texte « très en avance sur lui-même » (p. 132) dont nous commençons à peine à mesurer les effets.
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